Interview de Placebo dans Phosphore (n°269, nov 2003)

En tournée en France, le groupe rock revient sur sa carrière mouvementée et lâche quelques vacheries cinglantes.


Quelle chance ! Une fois de plus, Placebo pose ses valises chez nous pour une tournée…déjà presque complète. Alors , dépêchez-vous ! Pas de quoi s’étonner : Sleeping With Ghosts, leur quatrième album sorti au printemps, les a définitivement intronisés dans le barnum du rock actuel.

Mais si le groupe fait aujourd’hui l’unanimité, il est longtemps resté la bête noire des tabloïds. On mettait en doute sa valeur artistique, d’autant que son goût du scandale était loin d’avoir l’envergure des Sex Pistols, entre autres. Pâle copie du David Bowie des seventies pour les uns, génies en herbe pour les autres, Placebo et son chanteur apprêté comme une Barbie gothique nous en ont fait voir de toutes les couleurs…

En 1996, alors que toute l’Europe assiste au couronnement d’Oasis, Placebo (20 ans à peine d’âge moyen) oppose dès son premier album un rock racé, frénétique, et des textes au romantisme noir. Surtout, il double la mise avec une attitude ultrasulfureuse. Le grouper explore à fond son besoin de transgression et se spécialise dans les sentiments « illégaux » : ambiguïté sexuelle et drogues à tous les étages. Forcément, Placebo déclenche la tempête : « dégénéré, décadent… définitivement sale », voilà le bonnet d’âne dont la presse les coiffe.

Qu’importe, l’Anglo-Américain né en Belgique et parfaitement francophone Brian Molko (chant, guitare) et son copain d’adolescence le Suédois Stefan Olsdal (bassiste) serrent les rangs autour de leur duo formé à Londres en 1994. Vite rejoints par l’anglais Steve Hewitt (batterie), les trois compères créent ensemble un univers sombre et lyrique entre les Pixies, les Smiths et Sonic Youth. En 1998, ils signent Without You I’m Nothing, second opus chargé de spleen. Leur lune de miel avec les drogues a viré en descente aux enfers. Parallèlement, leur musique gagne en densité mais aussi en violente mélancolie.

Ave Black Market Music album sorti en 2000, le groupe fait le point. Le sens des réalités a pris le dessus. Aujourd’hui, personne n’est surpris de retrouver trois musiciens solides dont les frasques de jeunesse ont ancré les bases. En écoutant Sleeping With Ghosts, on a la nette impression que l’odeur de scandale qui auréolait le combo s’évapore tranquillement… Un poil en retard, séance de maquillage oblige, Placebo nous attend dans son QG de Paris, le très raffiné Café Costes. Ici, c’est certain, ça ne sent plus du tout le soufre.



Phosphore : Alors, ça y est, vous vous êtes assagis ?

Steve Hewitt : Difficile de dire si nous nous sommes assagis. Même pour nous, le coté sex, drugs & rock’n roll est devenu un vieux cliché. C’est une vision arbitraire et réductrice, qui permet de parler d’un groupe en évitant soigneusement de s’intéresser à sa musique. Mais une chose reste vraie. C’est qu’avec ce cliché, nous nous sommes beaucoup amusés à nos débuts !

A cette époque, votre attitude était-elle vraiment spontanée ?

Brian Molko : Bien sûr ! On était trois garçons qui découvraient ensemble le succès et l’argent. On n’avait jamais connu quelque chose de semblable. C’était donc naturel de passer par cette phase. Mais en progressant dans la musique, on voit les choses différemment. Impossible d’être saoul vingt-quatre heures durant et de monter sur scène ensuite ! Pour concevoir un bon concert, il faut se déployer autrement. La drogue génère un environnement désespérant. Quand tu vis dans le rock-system (tournée, promo, ndlr) et que tu fais un break, tu te prends la réalité en pleine figure. Certains se perdent dans la trilogie sex, drugs & rock’n roll, d’autres cherchent Dieu. Un groupe est une dynamite humaine. Pour continuer à profiter de la vie, il faut faire des choix et avoir l’esprit clair. On n’est pas sages, on a juste vieilli.

Vous n’avez pas peur de devenir plus sérieux ?

Steve Hewitt : Sérieux, mais pas forcément chiants ! Bien sûr, on n’échappe pas au système. La pression est encore plus importante que par le passé. Et plus celle-ci monte, plus on prend conscience de nos responsabilités envers nos fans et nos amis. Le désir de ne pas décevoir fait partie de nos réflexions. On refuse de gâcher ce qu’on a mis des années à mettre en place.

A vos débuts, vous avez bousculé l’ordre moral. Comment voyez-vous la suite ?

Brian Molko : On ne se voit pas prendre un chemin révolutionnaire ! Une des fonctions du rock, c’est de te permettre d’être honnête envers toi-même car il ne t’enferme pas. Il offre de multiples façons d’être démonstratif. Et être soi-même, c’est déjà combattre les intolérances. Tu y contribues avec une chanson, une interview. Un groupe ressemble à une organisation : tu utilises ton nom et donnes plus de poids à tes intentions. Ainsi, on a toujours voulu démontrer que l’amour ou bien l’échange est une politique en soi. Il y a mille et une manières d’être politique.

D’où vient cette manie actuelle des reprises ?

Steve Hewitt : Quand on prépare un album, on s’amuse souvent à faire des reprises pour relâcher la pression. Ainsi, Boney M, on l’a joué lors d’un anniversaire et on s’est vraiment marrés ! La chanson de Robert Palmer, c’est Stefan qui la jouait depuis des années sur sa guitare, c’était un moyen pour qu’il cesse de nous en parler (rires). Pour Gainsbourg, c’est autre chose. En Angleterre, il est le seul Français à avoir pris la tête des charts, avec Je t’aime, moi on plus. Ce n’est pas la première fois qu’on s’attaque à son répertoire, mais c’est toujours un pari risqué de reprendre une de ses chansons. En France, il est quasiment un dieu !

Pourquoi avoir choisi d’ajouter un beat hip-hop sur votre reprise de La Ballade de Melody Nelson de Gainsbourg ?

Brian Molko : On écoute beaucoup de hip-hop, c’est venu naturellement. Mais on est très éloignés de cette image de maquereau que développent nombre de rappeurs américains. Le rapport qu’ils entretiennent au sexe et au fric est aux antipodes de ce que nous, Placebo, on ressent. « Regarde ma montre en or, toutes ces femmes autour de moi »… C'est ridicule ! Dr Dre a beau être un énorme producteur, on est profondément choqués par la négativité d’Eminem, son homophobie… Ce n’est pas un hasard s’il est aujourd’hui récupéré par la droite américaine. L’ancienne école hip-hop était un véhicule de pensée et d’information : Public Enemy, Cypress Hill ou Krs One sont des artistes à message. L’implication culturelle est en train de disparaître. Le rap français ressemble à son cousin américain. C’est comme si vous n’arriviez pas à vous débarrasser d’un certain impérialisme.

Justement, Brian a un passeport américain. Pourquoi avez-vous été tenté de vous en débarrasser ?

Brian Molko : Je suis très déçu par la politique des Etats-Unis. Lors de la guerre en Irak, j’a pensé rendre mon passeport, mais le meilleur usage que je puisse en faire, c’est bien de le conserver pour continuer à m’exprimer. Ce bout de papier administratif permet de se faire entendre là-bas, car il est impossible de dire ce qu’on ressent quand on est étranger. La démocratie aux USA est contrôlée par les groupes industriels qui financent les campagnes et choisissent les candidats. C’est là que George Bush devient la pute des multinationales et le proxenète de Tony Blair ! Le monde est divisé en empires financiers, politiques ou encore religieux, et les formes de contre-pouvoir sont devenues rares…

Propos recueillis par Anne Rich-Art.


SLEEPING WITH GHOSTS + BONUS (Delabel)

Avec cet album, Placebo a gagné en sophistication sans perdre son énergie d’origine. L’édition qui sort ce mois-ci comprend un CD bonus compilant dix reprises aussi disparates qu’étonnantes. Sur les rangs : Kate Bush, Pixies, Smiths, Robert Palmer, T-Rex, Gainsbourg, Alex Chilton, Depeche Mode, Boney M et Sinead O’Connor. Un bonus plus gadget qu’autre chose, qui couvre une large période musicale, du disco à la new wave en passant par le rock indé et le glam.


Interview de Placebo dans Phosphore (n°269, nov 2003)
Type
Interview
Date de parution
Non communiquée
Mise en ligne
7 avril 2005
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